Rien de tel qu’un bon Britney pour ambiancer le vestiaire et motiver les troupes avant une compétition. Tandis que d’une petite enceinte portative posée sur un banc résonne Oops !… I Did It Again, standard culte de l’égérie pop récemment émancipée, elles sont une dizaine à se harnacher de casques, genouillères, protège-poignets, protège-coudes et protège-dents, en reprenant en chœur le refrain.
Ambiance chaleureuse un samedi tout gris d’hiver dans un immense centre sportif du 15e arrondissement de Paris, à la lisière du périphérique. Ce qui surprend d’emblée, c’est la disparité des gabarits des joueuses qui composent l’équipe du Paris RollerGirls : des petites, des grandes, des fines, des plus charpentées.
Une mixité encouragée
Loin de l’uniformité physique que l’on observe souvent parmi les membres d’une même équipe sportive d’une discipline plus « classique » comme le volley, le handball ou le football féminin. Côté âge, aussi, la même disparité : elles ont entre la vingtaine et la petite quarantaine.
Ici, personne ne te juge jamais sur ton physique ni sur tes choix de vie, sur ce que tu es, ton orientation sexuelle.
Certaines arborent de très élaborés tatouages, parfois un piercing. « Tous les physiqyes sont les bienvenus dans le roller derby. Cela démontre qu’on n’a pas besoin d’un corps spécifique, comme dans certains sports ou l’on peut entendre : ‘Ce n’est pas pour toi’, explique Major Kusanakill (Anaïs), « head coach » de l’équipe, deux épaisses tresses blondes échappées de son casque.
« Cela n’a rien d’anodin, mais je me disais, avant de pratiquer ce sport, que le minishort, ce n’était pas pour moi. Ici, personne ne te juge jamais sur ton physique ni sur tes choix de vie, sur ce que tu es, ton orientation sexuelle. Tu intègres une communauté, une famille. Sans aucun regard discriminant. » Ses coéquipières l’approuvent.
« Seul compte ton jeu, ce que tu apportes au collectif, souligne une petite brune, mini-gabarit avec une sage coupe au carré. Aucune importance si tu n’es pas athlétique, si tu as des kilos en trop ou en moins, ou que tu sois faite comme ceci ou comme cela. »
Rares sont les sports qui affichent ainsi, immédiatement, leur philosophie. Le roller derby, fort de quatre mille adhérentes dans sa fédération, n’est déjà, à l’évidence, pas un sport comme les autres. « On n’y vient pas par hasard », souligne la jeune joueuse blonde propriétaire de la mini-enceinte qui, hors du terrain, ambiance les vestiaires et les séances d’échauffement.
Car bien au-delà des performances sportives, c’est sur le fond, au travers des valeurs qu’il porte et défend, sur les messages qu’il véhicule, que ce sport attire aussi et prend une dimension totalement novatrice.
Un sport inclusif
Il dépoussière les standards et stéréotypes habituels, genrés et binaires, en cours dans les fédérations sportives, dont certaines refusent même l’accès à un sport à des filles en raison d’un taux de testostérone jugé arbitrairement « trop » élevé.
« Le roller derby a une philosophie inclusive qui colle à l’effervescence du féminisme de troisième génération, explique l’historienne Florys Castan-Vicente, coauteure, avec Anaïs Bohuon et Anne Schmitt, du passionnant chapitre « Roller Derby : Queer Empowerment » dans Feu ! Abécédaire des féminismes présents, coordonné par la philosophe Elsa Dorlin(1) .
Les termes ‘collectif‘ et ‘inclusif‘ ne sont pas usurpés dans ce sport qui est un refuge bienveillant et un espace ‘safe’ de minorités et de genres, comme l’est le féminisme d’aujourd’hui lié aux luttes LGBT et queer.
Dans cette discipline, l’inclusivité, le refus des discriminations physiques, du « body shaming » et de la grossophobie, du racisme aussi, sont inscrits dans les règlements des fédérations nationales et internationales. En acceptant la diversité des corps, ce sport permet l’acceptation individuelle et peut être un outil militant. »
La jeune historienne de 36 ans, qui a fait des compétitions de roller derby pendant sept ans, a plusieurs fois constaté combien ce sport a aidé certaines jeunes femmes à s’accepter en dehors des diktats sociétaux.
- On achève bien les gros, documentaire essentiel sur les ravages de la grossophobie
- 16 films, documentaires et séries récents pour interroger le racisme systémique
Se sentir mieux dans son coprs, être acceptée sans a priori aucun, s’affirmer, évoluer dans une communauté bienveillante et solidaire, c’est ce dont témoignent les joueuses du Paris Roller Derby.
Des guerrières sur le terrain
Elles ont toutes – c’est la tradition dans ce sport – des pseudonymes floqués sur leurs maillots, comme des noms de guerre ou de scène : Sally Broyeur, Track Sparrow, Moulti Pass, Guinness Paltrow, Lilith, Rose Hyène, Avocado, Legs//Cite, Cass’, Moche et Moshi, Bonnie Tagueule, Major Kusanakill, Tig/Trees…
Hors du terrain, elles sont graphiste, prothésiste, ingénieure, bibliothécaire, profs, employées, étudiantes. Sur le parquet des gymnases où ont lieu les matchs, harnachées et perchées sur leurs rollers, elles sont impressionnantes de rapidité et de fluidité, puissantes et concentrées.
Le but du jeu ? Dépasser, en un laps de temps donné, le mur de joueuses adverses sans se faire projeter au sol ou sortir de la piste ovale. Chaque période de jeu est appelée « jam » et dure deux minutes avec trente secondes de pose entre chacune.
L’équipe se compose de cinq joueuses : une jammeuse au casque couvert d’une étoile, chargée de marquer des points en dépassant l’équipe adverse ; un pivot au casque barré d’un trait noir, qui peut reprendre le rôle de jammeuse ; et des bloqueuses, qui ont pour mission d’empêcher la jammeuse adverse de passer et de favoriser le passage de la jammeuse de leur équipe.
Ces subtilités comprises (pendant les matchs, des adhérentes de la fédération passent dans les gradins expliquer le règlement au public), le roller derby vous emballe immédiatement tant il alterne moments de bravoure et de stratégie.
Né aux États-Unis dans les années 30, tombé en désuétude, relancé outre-Atlantique il y a quinze ans, il rencontre aujourd’hui un véritable engouement en France. Une notoriété acquise en partie par le désormais culte Bliss, film de et avec Drew Barrymore (en 2009), l’histoire façon « girl power » d’une ado d’une petite ville paumée du Texas qui rejoint l’équipe féminine des « Scoutes gerbantes » plutôt que de s’inscrire aux concours stéréotypés de Miss beauté.
Ou encore grâce à la série Derby Girl qui, lancée en 2020, cartonne sur France·tv Slash.
Il faut dire que l’on est vite saisi·es par le rythme de la chorégraphie sportive que propose le roller derby, entre accélérations spectaculaires et empoignades au ralenti, et par la dextérité stylée de ces filles qui évoluent avec autant de grâce que de force sur leurs rollers quads (façon patins roulettes et non en ligne).
Un fonctionnement horizontal
Après le match et des heures de performances physiques à un rythme effréné, elles se retrouvent, leurs « armures » de joueuses rangées dans leurs sacs à dos, dans un petit café sur le boulevard proche.
Ensemble, elles refont le match, prévoient les futurs et échangent de façon aussi fluide et calme qu’elles patinent sur les parquets de jeu.
« Toutes les décisions de stratégies de jeu et de coaching sont prises collégialement, explique Major Kusanakill, elle-même venue des arts martiaux où elle a vécu sexisme et réflexions homophobes. On échange, on se consulte, c’est un fonctionnement très horizontal. Les coachs sont souvent tournants, nous n’avons pas, dans le roller derby, cette hiérarchie inamovible et toute-puissante que l’on peut constater dans d’autres sports. »
Au fond de la salle du petit café de quartier où elles sont attablées, toutes témoignent surtout de ce que la pratique de ce sport leur a apporté, bien au-delà du plaisir du jeu et de la compétition.
Ce sport renforce notre confiance en nous, c’est indéniable
« Le roller derby m’a permis d’oser, m’a encouragée à m’affirmer dans la vie, à prendre des décisions », poursuit Major, elle qui n’imaginait pas, avant d’intégrer une équipe de roller derby, se mettre en short en public.
« Quand, pendant tout un week-end de tournoi, tu as bloqué des filles qui font en hauteur le double de toi, très clairement, tu arrives le lundi au boulot en te disant : on ne me la fera pas ! sourit Avocado (Clémentine), une jeune trentenaire qui travaille dans l’évènementiel. Ce sport renforce notre confiance en nous, c’est indéniable. C’est très intense, très physique. Il peut apparaître comme brutal mais il est très stratégique et demande beaucoup de concentration. On peut se bastonner pendant un match mais après on va toutes ensemble boire des coups ! »
- À la rencontre des surfeuses et skateuses d’Ericeira, au Portugal
- Quelles activités pratiquer pour gagner en confiance en soi ?
Un sport collectif, féministe et solidaire
Sarah résume en une phrase ce que lui a apporté la pratique du roller derby : « Je n’étais pas féministe en intégrant l’équipe, j’étais même loin de me poser la question. Ici, j’ai appris qu’on n’est pas obligée de s’excuser d’exister. »
Ici, j’ai appris qu’on n’est pas obligée de s’excuser d’exister
Même constat pour Sabine, pompière professionnelle de 33 ans : « J’évolue dans un milieu masculin où il faut apprendre à s’imposer, à exister, je ne vous fais pas de dessin, vous comprenez ce que je veux dire… »
On comprend aussi que derrière la « simple » pratique sportive du roller derby, discipline qui peut apparaître comme assez violente et très compétitive, l’état d’esprit d’entraide, la solidarité – toutes insistent sur ces deux points – ne sont pas de vains mots ni des éléments de langage superficiels.
« On ne vient pas par hasard à ce sport », répète Halo. « Je voulais trouver un sport collectif qui ressemble à mes idéaux, je me suis retrouvée dans la philosophie et le discours féministe queer du roller derby, dans son côté punk et ‘power girl‘ », poursuit cette jeune historienne de l’art.
C’est aussi ce que ces sportives disent en creux. « Moi j’ai appris que je pouvais recevoir des coups et en donner », témoigne Moche et Moshi, bibliothécaire universitaire de 27 ans, petit gabarit, impressionnante de vitesse, de dextérité puissante et d’obstination pendant le match.
https://www.instagram.com/p/B-7NrAODdMc/
Une équipe de filles soudées
Sally Broyeur, 40 ans, est l’une des « historiques » du Paris Roller Derby : « Nous venons de milieux et d’origines divers, c’est super inclusif malgré nos différences, tout s’instaure naturellement sans sexualisation dans les vestiaires, sans regard discriminant sur quoi que ce soit, on construit vraiment ensemble, chacune a sa place et est indispensable à l’équipe au même niveau qu’une autre.
La notion d’empowerment qui existe dans ce sport est très forte et influe aussi sur nos parcours personnels intimes. J’ai travaillé pendant une douzaine d’années dans la haute finance, dans de grosses boîtes et c’est le roller derby qui, en partie, m’a aidée à faire vraiment ce que je voulais dans la vie, à me décider à oser m’accomplir, à quitter la sécurité de mon job salarié pour faire ce que je voulais vraiment au fond : être photographe free-lance. »
Sur le terrain, on a vu, en effet, une équipe de filles soudées, investies dans le jeu. Une bande de copines heureuses de passer un moment ensemble. Des coéquipières qui s’encouragent, d’un geste, d’un regard ou d’une accolade joyeuse après un point victorieux.
Et ne manifestent pas d’agacement surjoué quand un point est perdu. On a perçu du plaisir à être ensemble, à élaborer des stratégies de jeu comme aux échecs ou au poker.
L’esprit collectif est palpable, quand souvent, même dans des sports d’équipe, les individualités hiérarchisées prennent le pas.
Elles sont quatre mille licenciées aujourd’hui en France, alors que la première équipe de roller derby féminin n’a vu le jour qu’il y a dix ans à Bordeaux. Les demandes de stage et d’inscriptions en équipes, émanant de filles et femmes entre 16 et 40 ans, sont en hausse en région parisienne et en province, qui compte de nombreux clubs(2) .
La « safe place » bienveillante de ce sport, libérateur et émancipateur, ne demande qu’à s’élargir… Bonne nouvelle, les filles.
1. Éditions Libertalia. editionslibertalia.com
2. Infos sur ffroller.fr ou en MP sur Instagram : @parisrollerderby
Ce papier a été initialement publié dans le numéro 833 de Marie Claire, daté février 2022.
- Sport : et si on en finissait avec le sexisme ?
- "Je ne suis pas une salope" : quand les journalistes sportives dévoilent l’envers du décor
Source: Lire L’Article Complet