Le jour où j’ai découvert que j’avais un cancer du sein

Une femme sur huit est touchée par un cancer du sein. Chacune se saisit avec son histoire de l’annonce du diagnostic. Effondrement, vide, ressources et projections : trois femmes nous racontent ce jour brutal et noir.

C ‘est un moment tendu comme la corde d’un arc, qui disloque brutalement l’identité en faisant main basse sur un corps en apparente bonne santé pour lui imposer le statut de malade. En quelques secondes, la vulnérabilité creuse son sillon dans la féminité. D’une empreinte indélébile. 58 459 femmes l’ont vécu l’année dernière. Car les cas de cancers du sein augmentent, hélas, de 1,1  % par an, comme en témoigne l’étude d’envergure conduite par l’Institut national du cancer* entre 1990 et 2018.

Et les femmes jeunes ne sont pas épargnées : à 40 ans, si on relevait 98,6 cas pour 100 000 femmes en 1990, il y en a 127,8 en 2018. On en guérit mieux aussi et la mortalité décroît de 1,3 % par an depuis 1990. Trois femmes, percutées de plein fouet par ce moment suspendu de leur vie, confient leurs émotions. Sans détour.

« J’ai entendu ‘cancer’ sans l’entendre, tandis que mon coeur se serrait de peur »

Anémone, 40 ans, créatrice de maillots de bain et de lingerie

« Ce mercredi de juin 2016 était une journée resplendissante, la première de la saison qui respirait vraiment l’été. Si bien que dès le matin, je suis allée à la plage avec mes fils de 4 ans, de 8 mois et mon mari, Nicolas. Une pause joyeuse dans mon emploi du temps stressant, car j’enchaînais les shootings de ma nouvelle collection. Dix jours plus tôt, j’avais senti une boule assez volumineuse dans mon sein gauche et j’avais passé une mammographie, suivie d’une biopsie. J’étais sereine et détendue. À mon âge, je ne me sentais pas concernée par le cancer, ce ne pouvait être qu’un kyste.

Ce mercredi, j’ai donc quitté la plage après le déjeuner, sans une once d’anxiété, en tongs, les pieds pleins de sable, pour découvrir les résultats. Une formalité que je comptais expédier fissa, au point de décliner les offres de m’accompagner de mon mari et de mon amie Marianne : “Pas la peine de dramatiser ce truc anodin.” Je n’imaginais pas que le monde allait s’écrouler : “Les résultats ne sont pas bons, ce n’est pas un kyste à retirer, mais un cancer du sein”, a dit calmement le chirurgien. J’ai eu la sensation de recevoir un coup de massue et d’être aspirée par un trou noir. J’ai entendu “cancer” sans l’entendre, tandis que mon cœur se serrait de peur.

Dès lors, la force de son amour ne m’a plus lâchée, le cancer est devenu notre bataille avec une priorité

Même si je n’ai pas pensé “Je vais mourir”, ce mot, je l’associais à la mort et j’ai eu envie de me réfugier dans les bras de l’homme que j’aime. “Je peux appeler mon mari ?” Ne parvenant pas à le joindre, j’ai appelé Marianne, en larmes : “Viens tout de suite.” Je n’ai rien annoncé, l’un comme l’autre ont compris. “Désolé, j’imagine que vous n’aviez pas prévu un été comme ça”, m’a dit le chirurgien, puis il a embrayé sur mes traitements qui commenceraient, quelques jours plus tard, par la chimio avant la tumorectomie. En sortant, je suis tombée dans les bras de Nicolas qui venait d’arriver. Mon amie aussi était là.

Aucun de nous ne trouvait de mot à la hauteur de la situation. Les enfants étaient au centre de loisirs, Nicolas et moi, on s’est enfermé dans le salon, volets clos, sonnés, avec le sentiment qu’une chape de plomb nous oppressait. La tendresse et l’affection ont fait écho à la peur et aux larmes. “Si je pouvais prendre ce cancer pour moi, je le ferais dans la seconde”, m’a soufflé Nicolas. Dès lors, la force de son amour ne m’a plus lâchée, le cancer est devenu notre bataille avec une priorité : préserver les enfants, que cette terrible nouvelle ne les affecte pas. Va-t-on leur dire ? Comment ? “Maman a un cancer” était hors de question, j’ai parlé de “traitements pour enlever une boule dans le sein”. 

Et j’ai décidé de ne rien changer au programme de nos vacances. Une manière de rester tournée vers l’avenir. D’autant que dans les 24 à 48 h qui suivent l’annonce, il faut endurer des examens angoissants à la limite du supportable (scanner, scintigraphie…) afin de vérifier que la tumeur ne s’est pas propagée à d’autres organes. J’ai aussi eu un besoin viscéral de téléphoner à des femmes passées par là pour connaître leurs trucs pour moins souffrir. Mais la violence la plus inouïe reste les quelques jours de flottement entre l’annonce et la chimio. J’aurais voulu foncer illico pour dire au cancer : “Je vais te mettre la pâtée et je ne vais pas mourir !” »

(*) Étude institut national du cancer – santé publique France, juillet 2019 : « Estimations nationales de l’incidence et de la mortalité par cancer en France entre 1990 et 2018. »

Article et témoignages publiés dans le magazine Marie Claire, n°807, novembre 2019

Nisrin, 54 ans, professeure des écoles

« Tout était nouveau dans ma vie : j’avais changé d’école, mes trois enfants avaient quitté le nid pour leurs études, j’avais enfin coupé le cordon affectif avec leur père et je voyais quelqu’un depuis peu. C’était léger, j’aimais faire l’amour avec lui, je me sentais libre, être célibataire me plaisait. J’ai changé de planète en une phrase de ma gynécologue : “Je n’ai pas une bonne nouvelle, vous avez un cancer du sein.” 

Mes vêtements m’ont soudain paru trop petits, j’étouffais, je me suis levée pour respirer, mes chevilles soulevaient de la fonte, tandis que mon corps était en coton. “Est-ce qu’on va m’enlever mon sein ?”, ai-je murmuré en m’étranglant. Ma vie était en jeu, mais c’est à ma féminité que j’ai pensé. Quand j’ai entendu “mastectomie” puis “chimiothérapie”, je me suis dit : “Pars, vite, maintenant !” Je voulais être chez moi pour pleurer, je voulais du silence, qu’elle arrête d’égrener tous ces mots qui faisaient de moi une cancéreuse. Je me suis perdue sur la route du retour, comme si le monde n’était déjà plus le même. La porte refermée, j’ai tiré l’épaisse tenture de velours qui protège du froid alors qu’il faisait 25°C, comme pour laisser la maladie derrière. Et j’ai ressenti un besoin animal de me terrer dans la solitude pour me préparer à faire tapisserie à ma propre vie durant des mois.

Après deux jours en boule dans le canapé, j’ai décidé de taire mon cancer jusqu’à ce que je sois prête à me battre. Instinct de survie, sans doute

Aucune épaule n’aurait pu m’apaiser. Aucune parole. Mes proches auraient pleuré, leurs larmes auraient donné corps au cancer. Je n’avais pas la force de lire le sort qui m’attendait dans leurs yeux inquiets. J’ai préféré ne parler à personne pour ne pas ajouter leur angoisse à la mienne. Je voulais garder mes cartouches d’énergie pour amadouer ma peur d’avoir mal, ma peur de mourir en souffrant, ma peur d’être chauve, sans ongles. J’aurais voulu qu’on me fasse une anesthésie générale et qu’on me réveille un an plus tard, guérie. Ma tête cognait quand je m’imaginais sans mon sein. Même reconstruit, ce ne serait plus jamais le mien, je n’aurais plus qu’un demi-buste à moi. J’avais une belle poitrine, je l’aimais, je me sentais femme, c’était une zone érogène importante, comment vivre avec cet autre corps ?

Puis j’ai pensé à ma fille, à notre complicité. Avant qu’elle parte en Erasmus, on se baignait souvent topless dans l’océan toutes les deux. Ce plaisir allait m’être interdit. Comme celui qui naît sous les caresses d’un homme. Après deux jours en boule dans le canapé, j’ai décidé de taire mon cancer jusqu’à ce que je sois prête à me battre. Instinct de survie, sans doute : tant que je n’annonçais rien, je n’étais pas malade. »

Manon, 34 ans, géographe

« À 11 heures, ce 6 décembre 2017, la lumière s’est éteinte brutalement sur le monde heureux qui était le mien. Avec Simon, mon amoureux, nous étions sur le départ pour l’océan Indien. Des vacances pas comme les autres, car je comptais bien revenir enceinte de notre premier bébé. J’attendais ce moment depuis toute petite. Une semaine plus tôt, ma gynécologue obstétricienne s’était attardée sur mon sein droit : “On va faire une mammographie, comme ça vous serez tranquille.” Comme elle m’avait aussi prescrit des analyses de sang et de la vitamine B9 pour le bébé, je n’ai pas eu d’appréhension. Dans ma tête, c’était un bilan pré-grossesse.

Quand, après la mammographie, la radiologue a désigné mon sein sur son écran en parlant “d’image évocatrice”, “d’anomalie”, “de faire tout de suite une biopsie”, un prélèvement pour analyser l’anomalie, j’ai eu l’impression de basculer dans le vide. “Une biopsie, c’est pour le cancer, l’ai-je interrompue. Ce qu’on voit, là, c’est un cancer ?” “Il faut attendre le résultat définitif de la biopsie”, a-t-elle insisté, avant d’ajouter : “Pris tôt, ça se guérit très bien.” Pris tôt… J’ai eu un vertige. J’ai vu qu’elle ne doutait pas. À cet instant, j’ai compris que j’avais un cancer.

En sortant, je n’ai fait que quelques pas sur le boulevard pour aller m’asseoir sur un banc. Je savais que les traitements rendent stérile. Mon regard a croisé les décorations de Noël. Moi qui voulais des cavalcades autour du sapin, je ne porterai pas de bébé, je ne serai jamais maman. Et si c’était mon dernier Noël ? Jamais je n’avais pensé à ma mort avant, la peur m’a tétanisée tandis que les passants défilaient en vitesse accélérée sous mes yeux. Où vont-ils donc ? Le monde continuait à tourner, indifférent à ma vie réduite à néant. J’ai perdu la notion du temps. La nuit était tombée quand une voix chaleureuse m’a ramenée à la réalité : “Ça va, madame ?” Un SDF se tenait devant moi.

Mon téléphone sonnait sans arrêt, c’était Simon : “Ils ont trouvé quelque chose dans mon sein, viens me chercher.” J’ai passé la nuit au bord du gouffre, serrée contre lui, à fouiller tous les forums Internet sur la congélation des ovocytes. Les commentaires étaient pessimistes, ça ne marchait pas si bien. Je suis arrivée désespérée chez ma gynécologue le lendemain. Après une phrase protocolaire sur “l’attente du résultat de la biopsie”, elle a eu ces mots merveilleux : “J’ai mis au monde plusieurs bébés en pleine santé dont la mère a eu un cancer.” 

Mes larmes ont redoublé. D’avoir le droit d’espérer, cette fois. Elle m’a expliqué que la vitrification des ovocytes avait remplacé la congélation, que ça renforçait les chances de réussite des FIV ensuite, que tout se ferait très vite après la tumorectomie et avant la chimio. Quand mon oncologue a autorisé la stimulation hormonale, j’ai cessé d’être une victime, le cancer ne m’ôterait pas ma chance d’être mère. »

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