• Dans 2060, son premier roman paru ce jeudi, Lauren Bastide accompagne une vieille femme pour son dernier jour avant la fin du monde, rebaptisé « FDM ».
  • Pour la créatrice du podcast féministe La Poudre, la dystopie en littérature est un outil féministe par excellence. Elle lui permet ici d’explorer ses sujets de prédilection – le féminisme, la montée des extrêmes, le dérèglement climatique – à travers le portrait de cette vieille femme.
  • Pour l’occasion, 20 Minutes s’est entretenu avec l’autrice.

Podcasteuse à succès, féministe engagée, essayiste et désormais romancière. Lauren Bastide poursuit sa réflexion politique à travers un premier court roman, 2060, paru ce jeudi dans la collection Nouvelles lunes des éditions Au diable vauvert. Après avoir montré dans son essai Futur.es, paru en octobre 2022 aux éditions Allary, comment la pensée féministe, en particulier l’écoféminisme, peut résoudre les maux de notre époque, elle s’intéresse aujourd’hui à la fin du monde ( « FDM » pour les intimes) pour dénoncer l’inaction climatique.

L’optimisme de Futur.es a été avalé par cette fiction désillusionnée qui décrit une humanité suffocante et une société gouvernée par l’intégrisme religieux. Dans la veine de Don’t Look Up d’Adam McKay, 2060 raconte le dernier jour d’une vieille femme avant la collision entre la Terre et un astéroïde. À l’occasion de la sortie de ce roman, Lauren Bastide s’est confiée sur ses angoisses et ses obsessions qu’elle sème dans chacun de ses écrits.

Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire une histoire sur la fin du monde ?

Ça m’est venu un matin, de façon très insistante. En 2019, l’idée de cette vieille femme seule dans sa maison, le jour de la fin du monde, a germé dans mon esprit. Et pendant l’écriture de Futur.es, j’ai repris cette bribe dans mon carnet. Je n’ai pas pu finir Futur.es tant que je n’avais pas terminé 2060. Cette histoire me remonopolisait. Du coup, je l’ai grattée à la main pour m’en débarrasser.

Dans votre essai « Futur.es », vous envisagiez le féminisme comme la réponse à tous nos problèmes. Dans « 2060 », on dirait que votre optimisme a disparu. Qu’en est-il vraiment ?

Dans Futur.es, j’avais la volonté de donner de l’espoir, en montrant qu’il existe des solutions. Ça ne m’empêche pas d’avoir peur. Le fait que 2060 paraisse un an après peut donner l’impression que j’ai retourné ma veste, mais ce sont deux visions qui cohabitent en moi. La fin du monde que j’ai développée dans 2060 est un peu ironique. J’ai choisi un format très classique de science-fiction, un astéroïde qui percute la Terre. C’était une façon de dénoncer l’inaction climatique et de montrer que les gens se comportent comme si c’était déjà foutu. Vandana Shiva [écrivaine et militante écoféministe indienne], que j’ai interviewée [dans le podcast La Poudre] il y a deux ou trois ans, a des mots très durs contre les collapsologues et tous ceux qui annoncent la fin de l’humanité. Pour elle, si on commence à visualiser une catastrophe, on n’est plus en train d’essayer de sauver le vivant. Paradoxalement, je décris cette fin du monde pour dénoncer une attitude qui consisterait à baisser les bras.

Ce roman a tout l’air d’être une continuité de votre essai « Futur.es »…

En effet, c’est Futur.es en fiction. Il y a une dimension exorcisante parce que je souffre d’éco-anxiété. La disparition des espèces animales, les chiffres du déclin de la population d’oiseaux me donne envie de pleurer. Ça me submerge.

Votre héroïne vous ressemble beaucoup. Où commence la fiction et où s’arrête le réel ?

Ce personnage n’est pas moi. Mais elle joue un rôle d’exorcisation de certaines craintes que j’ai pu avoir concernant ma santé mentale. Elle fait beaucoup d’erreurs, elle finit seule, elle a trahi, elle s’est trompée, elle a abandonné des gens importants dans sa vie. Elle est un peu pathétique, par certains aspects. C’est une personne abandonnique, incapable de se sentir à sa place. A chaque fois que quelque chose suscite en elle de l’exaltation, que ce soit un combat politique, une femme dont elle tombe amoureuse, elle croit que ça va la sauver et elle se trompe.

Vous précisez qu’elle est issue d’une classe protégée des discriminations. C’est un sujet dont on vous entend souvent parler. Avez-vous du mal à vous positionner en tant que féministe blanche et issue d’un milieu bourgeois ?

En tant que féministe, il est de notre devoir de dire d’où nous parlons. Je parle en tant que femme mais aussi en tant que femme blanche, bourgeoise, ayant une maison, du temps, des moyens, une bonne santé. Je l’ai transposé à mon personnage, qui est une femme blanche et privilégiée. Mais elle porte aussi sa part de traumatisme et de violences politiques. C’est une personne orpheline qui a subi des violences sexistes et sexuelles toutes sa vie. Sa parole est politique.

En parlant des violences faites aux femmes, le sujet est plutôt absent de « 2060 ». Avez-vous fait le tour de la question ?

J’ai produit énormément de littérature et de podcasts où il était spécifiquement question des violences faites aux femmes. Cela correspond à l’évolution de ma pensée politique où mon féminisme mène vers un antifascisme. Les discours islamophobes, antisémites, homophobes, transphobes commencent à avoir pignon sur rue. On allume la radio et la parole est donnée à une personne transphobe. Ces individus sont empêtrés dans une vision patriarcale, ils sont porteurs de racisme et d’une vision du monde violente. Ce n’est pas sans lien avec le réchauffement climatique qui va causer dans les prochaines décennies des afflux migratoires. Des millions de personnes arriveront depuis des zones du monde qui deviendront invivables, irrespirables, où il n’y aura plus d’eau. On laisse déjà couler des bateaux entiers chargés d’hommes, de femmes et d’enfants qui rêvent d’une vie meilleure en Europe. On les laisse mourir sans sépulture au fond de l’océan. Ce sont évidemment des questions féministes. Dans le livre, le premier personnage extérieur qui arrive est une migrante. Elle s’est exilée du sud de l’Espagne, elle a perdu ses enfants, elle a vécu des drames. Je ne le dis pas clairement, mais on imagine les violences. Les femmes sont violées sur les routes migratoires, il y a des grossesses non désirées. Je suis encore dans le champ féministe, mais je suis plus large. J’essaie d’aller vers ce qui m’obsède : faire converger les luttes.

Le monde que vous décrivez en toile de fond, avec l’intégrisme religieux au pouvoir, rappelle « La Servante écarlate ». Est-ce une inspiration pour vous ?

Bien sûr. Je suis très inspirée par Margaret Atwood. Les récits utopiques et dystopiques ont été un outil féministe par excellence en littérature. Je me suis souvenue d’une phrase de Margaret Atwood à mon micro. Je lui demandais : « Où allez-vous chercher l’inspiration quand vous imaginez des futurs horribles pour les femmes ? » Elle a rigolé et m’a dit : « Je n’ai qu’à allumer la télévision ou ouvrir des livres d’histoire. Tout ce que je décris dans La Servante écarlate est déjà arrivé quelque part dans le monde. » L’interdiction de l’avortement, le mariage forcé, c’est exactement cela, en réalité. Le mariage forcé, c’est un viol organisé dans un but de procréation. Il n’y a pas besoin d’inventer grand-chose.

La solitude est un sujet important de « 2060 ». Pour copier votre question récurrente dans « La Poudre ». Avez-vous accès à votre « chambre à soi » ?

Bien sûr, j’y ai accès. J’ai tellement de choses à dire au sujet de la solitude. C’est un concept intéressant. Ça peut être le célibat, la solitude résidentielle. Il y a des mères de famille qui vivent avec leur mari et leurs enfants et qui se sentent coupées du monde. Il y a des femmes isolées malgré elles. Ça parle de la vieillesse, de la maladie…. Une solitude assumée, appréciée, aimée devrait pouvoir être un choix qu’on donne aux femmes.

Le temps des luttes est-il terminé ? La partie est-elle perdue ?

J’appelle à la vigilance parce que les espaces de résistance politique se raréfient. Même si on veut lutter, c’est difficile. Le droit de manifester est de plus en plus questionné. J’ai terminé le livre au moment de la dissolution des Soulèvements de la terre. J’ai été révoltée, tout comme je le suis par les grenades de désencerclement qu’on lance sur les manifestants. J’adorais les manifestations et aujourd’hui, je n’y vais quasiment plus parce que j’ai peur. Tout comme je suis terrifiée par la centralisation des médias aux mains de certains milliardaires porteurs d’idées d’extrême droite. Ce n’est quand même pas très rassurant.

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