Comics US ou BD franco-belge, quelles différences pour les auteurs ?

En ce dernier week-end d’octobre, la bande-dessinée est à l’honneur. A Paris,
la Comic-Con célèbre les fans de comics américains et la culture geek,
en invitant notamment Chris Claremont, Jim Starlin et Roy Thomas, figures phares de l’éditeur Marvel. Au même moment, à Saint-Malo, les passionnés de bande-dessinée se retrouvent pour
Quai des Bulles, le deuxième festival français en fréquentation après le Festival international de la bande-dessinée d’Angoulême (FIBD).

Lors de ces deux événements, lecteurs et lectrices pourront rencontrer leurs artistes favoris. Des fans de plus en plus nombreux, pour un marché en progression : en 2018, le secteur de la bande-dessinée pouvait se targuer de 44 millions d’albums vendus, d’un chiffre d’affaires de 510 millions d’euros, et d’une croissance de 2,5%. 

Précarité grandissante

Mais si le secteur se porte bien, les auteurs français de bande-dessinée sont touchés par une précarité grandissante, comme le révélaient les Etats Généraux de la bande-dessinée en 2014.
L’étude indiquait que 53% des auteurs de BD professionnels vivent avec des revenus inférieurs au SMIC annuel brut, 67% pour les femmes. 36% d’entre eux étaient même en dessous du seuil de pauvreté, ce chiffre montant à 50% pour les femmes.

« Nous avons lancé une nouvelle étude à l’occasion de l’année de la BD, en 2020. Je pense que le constat sera plus sévère, on doit être pas loin de 50% de la profession en-dessous du seuil de pauvreté », prédit Marc-Antoine Boidin, auteur-dessinateur de bande-dessinée et vice-président pour le groupement BD du Syndicat national des auteurs compositeurs (SNAC). 

Un an de travail pour un album

« En France, on est rémunérés en avance de droits d’auteurs. L’éditeur avance une somme pour que l’on fabrique un album, ce qui prend en moyenne un an de travail », explique Marc-Antoine Boidin. « Une fois l’album imprimé et édité, l’éditeur se rembourse des avances à hauteur du pourcentage des droits d’auteurs. » Les auteurs ne touchent leurs droits d’auteur – 8 % en moyenne – qu’une fois l’avance remboursée. Mais de plus en plus rares sont les auteurs qui parviennent à rembourser l’avance et à toucher des droits. « Je touche en moyenne 20 à 30.000 euros par album, il me faut donc vendre au moins 30.000 livres pour espérer toucher des droits», estime le dessinateur. 

Un chiffre difficile à atteindre, à l’heure ou, hors quelques gros succès, les albums se vendent plutôt autour de 5.000 exemplaires. Le lectorat a augmenté, mais la production aussi. « En 2000, il y avait 800 titres par an, aujourd’hui on est à plus de 5.000. Les libraires n’ont pas le temps de tout présenter », note Marc-Antoine Boidin. « Le lectorat BD s’est développé, mais pas aussi vite que l’offre », estime Stéphanie Hans. Après avoir tenté sa chance en France, cette dessinatrice a réussi
à faire carrière dans les comics et travaille pour des éditeurs américains. « Aux Etats-Unis, les tarifs baissent aussi, mais on reste globalement mieux payés. »

Prix à la page

Dans les comics, les auteurs sont encore payés à la page, là où les avances françaises correspondent de plus en plus à un prix forfaitaire. Selon les chiffres que la scénariste Alex de Campi avait présentés en 2015 à New York, un scénario vaut 80 à 100 dollars par page chez un éditeur mainstream (Marvel et DC Comics), 25 à 50 dollars chez un indépendant ; un travail d’illustration rapporterait entre 200 et 300 dollars par page en mainstream, et entre 100 et 250 en indépendant. 

« Je commence à travailler à partir de 700 euros pour une couverture, et je n’ai pas de maximum », détaille Stéphanie Hans. Pour les séries dessinées pour DC Comics, elle recevait « 400 dollars environ » par page – « mais certains montent à plus de 1.000 » – sous forme d’une avance, puis touchait 10% des ventes. Elle travaille actuellement avec l’éditeur indépendant Image Comics sur son comics DIE, co-créé avec le scénariste Kieron Gillen, selon un système intitulé creator owned. « Image prend 20% des ventes du comics. Avec les 80% restant, nous payons l’impression, la distribution, et le salaire de l’éditrice, du lettreur, de l’agent, de l’avocat… Je touche aussi une partie des frais fixe, car je travaille à 100% sur DIE là où Kieron a d’autres projets. Et nous partageons le reste à 50/50. » Les contrats avec Image Comics s’apparentent à de « l’autopublication », concède la dessinatrice. « Mais Image choisit ses projets, comme n’importe quel éditeur, et on profite de sa visibilité et de son système éditorial. » Si Stéphanie Hans vit confortablement de son travail, elle y consacre aussi beaucoup de temps et estime surtout avoir eu « de la chance ». 

Le rêve français ?

Car aux Etats-Unis aussi, les tarifs recoupent des réalités très différentes, entre les auteurs stars, les salariés des maisons d’éditions, les indépendants au succès plus ou moins grand et les nouveaux venus dans l’industrie. Selon Money, un site du magazine TIME, le salaire annuel médian pour un dessinateur de comics était en 2017 de 36,500 dollars (32,910 euros). En 2014, le revenu annuel moyen des auteurs de BD français était de 25.489 euros, le revenu médian de 16.288 euros. La France gagnerait-elle à s’inspirer des Etats-Unis avec des systèmes creator owned ? « On ne peut pas se calquer sur le modèle américain », estime Marc-Antoine Boidin. « Je ne pense pas que l’aspect entrepreneurial à l’américaine convienne à tous les auteurs français, ce qui n’empêche pas qu’ils sont de très bons auteurs. »

La BD française fait d’ailleurs rêver beaucoup d’Américains. « Nos collègues ont une vision idéalisée de la BD française. Lorsqu’on leur décrit les contrats français, ils sont refroidis », racontait le scénariste de comics Pierrick Colinet à 20 Minutes. Au cœur de ce fantasme, la figure de l’auteur à la française, qui fait rêver des dessinateurs et scénaristes se considérant plutôt comme des « artisans » au sein d’une industrie, constate Denis Bajram, dessinateur et scénariste français, président de la Ligue des auteurs professionnels. « En France, on baigne dans la mythologie de l’auteur qui réalise un accomplissement personnel », estime-t-il. « On attend presque de l’auteur qu’il vive d’amour et d’eau fraîche. Vouloir gagner de l’argent, c’est sale. Les auteurs se disent que leur talent leur permettra de trouver le succès et de gagner de l’argent. Mais le succès est rare et imprévisible, et le talent est la dernière chose qui assure le succès : les charts sont remplis de gens très mauvais. »

Exclusif ou pas exclusif ?

A en croire les auteurs, cette différence de conception des auteurs entre la France et les Etats-Unis a des conséquences sur la relation avec l’éditeur, et la question de l’exclusivité. « Aux Etats-Unis, plus on est vus, plus on est demandés », affirme Stéphanie Hans. « On est amis avec nos éditeurs, mais ils sont les premiers à nous dire d’aller voir ailleurs », confirme Pierrick Colinet. « En France, l’éditeur attend une relation d’amitié, presque de fidélité. Si on propose notre travail chez un autre, on prend le risque de vexer. C’est une relation « intime » qui n’existe pas aux Etats-Unis. »

« Ce rapport flou à l’éditeur a un peu disparu en France », tempère Denis Bajram. « Les catalogues se ressemblent, tout le monde publie de tout, faire carrière chez un éditeur se justifie moins. Mais c’est vrai qu’il y a encore cette peur [de travailler pour quelqu’un d’autre] chez les auteurs. Ils ont besoin d’être rassurés par l’éditeur, ils ont des attentes qui ne correspondent plus à la situation. » En effet, beaucoup d’auteurs constatent que si les éditeurs publient beaucoup, ils sont de moins en moins nombreux à accompagner les auteurs. « Tant que l’éditeur a des livres à publier, la vie est simple, pourquoi ferait-il l’effort d’accompagner quelqu’un ? Je crois au rôle de l’éditeur, qui choisit certains projets, les accompagne, et réunit des auteurs. Mais ce rôle est en partie détruit aujourd’hui », déplore Denis Bajram. « Et je ne vois pas comment aujourd’hui imposer aux éditeurs de payer le travail alors qu’ils ont autant de candidats en face d’eux. »

L’Etat régulateur ?

Pour le dessinateur et scénariste, c’est plutôt à l’État de jouer « un rôle de régulateur ». En avril dernier, le ministère de la Culture a confié au haut-fonctionnaire Bruno Racine la mission « de mettre en perspective la situation et les aspirations des auteurs avec les politiques publiques qui ont pour but de les soutenir ». Les organisations d’auteurs ont été auditionnées dans ce cadre, et ont proposé un projet « qui va dans le sens d’une régulation », explique Denis Bajram. Le but : mieux rémunérer les auteurs, et leur permettre de jouir de leurs droits d’auteur. « Nous aimerions par exemple que les éditeurs qui payent à la tâche en tirent des avantages », précise Denis Bajram. La mission Racine doit rendre ses conclusions le 15 novembre prochain. Et avec « l’année de la BD » à l’approche, les auteurs espèrent que le débat va prendre de l’ampleur.

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